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Le numérique, un accélérateur du système technicien ?

roues dentées pixabay

Crédit : Pixabay

Il est des lectures qui vous marquent. Cet été, j’ai lu « Le Système Technicien », ce traité philosophique et sociologique de Jacques Ellul, Je vous encourage à le lire, car il vous permettra de nourrir votre réflexion, sur l’évolution de notre société et les impacts du numérique qu’il ne faisait que pressentir. Cet ouvrage est passionnant et nous interroge sur le monde dans lequel nous vivons. Et si vous vous demandez quel rapport avec le numérique, je vais essayer de vous partager ma compréhension de son message.

 

Le Système Technicien

Tout d’abord, voici ce que j’ai compris de la définition du Système technicien de Jacques Ellul.

La technologie est une des composantes du système technicien, mais cette notion est trop restrictive, il faut donc parler de techniques (une technique n’est pas nécessairement liée à la technologie : on peut parler de technique RH, de technique de management, etc…). Le système technicien vient en remplacement du système naturel dans lequel l’homme a évolué pendant plusieurs millénaires. Le système naturel qui avec ses systèmes de croyances induites (Superstitions, religions, etc…) imposait des limites à l’Homme, notamment éthique et morale avec un sens du collectif.

Jacques Ellul parle de Système Technicien, car le système n’a besoin que de lui-même et s’auto-alimente, l’homme n’a plus d’action sur son développement. La complexité de la vie se résume à une séquence de petits morceaux qui seront traités par l’une ou l’autre des techniques. Lorsque celles-ci provoquent des effets pervers ou des dégâts, on se réfugie vers d’autres techniques pour résoudre les problèmes causés par la technique utilisée initialement. Cette segmentation se retrouve à tous les niveaux, comme les techniques RH, les techniques de management, etc…

En parallèle, il y a un mouvement perpétuel d’évolution de la technique / des techniques qui se doit d’être considéré un progrès. Ce « progrès » vient de la R&D qui explore de nouvelles connaissances, développe de nouvelles possibilités techniques dont découlent directement les nouvelles techniques ou technologies. L’homme veut encore croire qu’il maîtrise tout en séparant la recherche de ses applications techniques. Il est vrai que la recherche n’est ni mauvaise, ni bonne, elle n’a aucune considération éthique, cet aspect étant réservé aux utilisations bonnes ou mauvaises qui sont faites des résultats de la recherche… Cependant je ne sais pas si vous avez remarqué, cela ne fonctionne pas comme cela car une technique et/ou technologie, quand elle est disponible, finit par être utilisée (ex. : Recherches sur la bombe nucléaire, au départ recherche fondamentale sur l’atome et le nucléaire…)

L’autre constat qui permet de définir le système technicien comme un système qui se suffit à lui-même, c’est ce que la progression est continue d’une façon globale, il se peut qu’il y ait un abandon d’une direction de façon transitoire ou définitive, mais c’est dans une des dimensions, les autres continuent de progresser. Ainsi, lorsque l’on n’arrive plus à évoluer dans un secteur, par exemple l’automobile, on applique les techniques développées pour cette industrie à d’autres secteurs comme l’aviation ou encore le spatial. On peut ensuite avoir des boucles inverses, chaque secteur pouvant nourrir les autres…)

Le dernier élément qui a provoqué l’accélération de la croissance du système technicien a été l’apparition de l’informatique, qui permet une automatisation de plus en plus poussée de tâches. La transformation numérique, et l’apparition des fondations de l’Intelligence Artificielle et de l’informatique quantique sont autant de signes de cette accélération.

Se pose-t-on encore l’utilité pour l’Homme, de cette marche forcée vers le « progrès » qui a des impacts jusque dans l’organisation politique de nos sociétés développées. Non bien sûr, vous avez d’un côté les progressistes et de l’autre, ceux qui ne peuvent qu’être en dehors du champ de la raison.

Quel rôle pour le numérique ?

Jacques Ellul pressentait à son époque, fin des années 1970 alors que l’informatique était balbutiante et pleine de promesses, promesses de simplification et d’automatisation de nombre de tâches effectuées par l’homme, que cette révolution n’était pas sans dangers. Il entrevoyait déjà la segmentation d’une activité complexe en une multiplicité de processus permettant d’arriver au résultat. Le risque inhérent à cette organisation technique, c’est que les tâches deviennent de plus en plus spécialisées au détriment d’une approche plus holistique. L’une des conséquences est une hyperspécialisation des acteurs humains, entrainant une incapacité à regarder l’ensemble du processus et de fait une accélération de la perte de sens du travail. Ceci explique en partie du moins, le désengagement que l’on observe de plus en plus dans le monde du travail.

Pour être efficace dans ce nouvel environnement, il faut former de plus en plus de scientifiques et de techniciens. Il faut orienter l’ensemble du système éducatif vers cet objectif, tout ce qu’on appelait « Les humanités » ne présentant alors plus aucun intérêt…

Le numérique ne fait que renforcer ces tendances, en effet elles permettent de plus en plus de segmenter des activités en une multitudes de tâches spécialisées, et il n’est pas demandé à ceux qui doivent effectuer ces tâches de réfléchir.

Comme l’envisageait Jacques Ellul, nous sommes de plus en plus destinés à n’être que des exécutants qui perdent peu à peu tout intérêt pour le travail effectué. La conséquence que l’on peut observer est la résurgence de cette quête de sens, qui font que certaines personnes finissent par quitter leur travail…

Pour compenser ce manque d’intérêt croissant pour les tâches professionnelles, le système technicien cherche à proposer des solutions afin de soulager les tensions internes crées chez l’homme par le système lui-même. On propose des loisirs et des désirs de consommation afin de combler ce vide créé par le système technicien.

Mais là aussi les travers observés dans l’organisation se retrouvent dans nos vies personnelles où la performance est le mot d’ordre jusque dans nos loisirs.

Si le numérique dont je suis un utilisateur immodéré apporte de vraies facilités dans notre vie quotidienne, relation avec les administrations, applications de bien-être / santé et bien sûr dans notre vie professionnelle, il faut pour autant continuer à se poser des questions.

Cette automatisation de nombreuses tâches, par exemple dans notre relation avec les administrations couvre probablement 80% des besoins usuels, quid des 20% restants ? Quid des personnes qui ne maîtrisent pas l’outil informatique, doivent-ils être relégués au ban de la société ? L’automatisation, doit-elle s’accompagner d’une réduction du nombre de personnel humain ? Quels impacts RSE ?

En plus de ces questions légitimes, il y a de vraies inquiétudes sur la société vers laquelle nous fait tendre ces évolutions techniques et technologiques. En effet, ne pourra-t-on éviter d’aller vers une société ou la (auto)surveillance sera la règle, et où il ne pourra plus y avoir d’espace privé ? La technologie le permet de plus en plus, et dans le champ politique nombre d’idéologies totalitaires verraient cela d’un bon œil… Devant l’urgence climatique, après le pass sanitaire, un pass écologique pour vous autoriser ou non tel ou tel moyen de transports ? Contrôler vos achats alimentaires pour vous restreindre sur tel ou tel produits ?

Et le sujet connexe de ces thématiques, comment sont collectées vos données et à qui appartiennent-elles ? Aux états ? Aux acteurs du numérique ? Et pour quel usage ? On en revient donc à la question cruciale de la souveraineté numérique, celle technologique (hardware ou software) mais aussi à notre souveraineté individuelle sur nos données. On devine clairement les dangers de notre perte de souveraineté sur ces sujets comme sur bien d’autres.

Une autre source d’inquiétude, c’est la volonté la virtualisation, pour ne pas dire de « dématérialisation » de nos vies. L’arrivée promise du métavers me semble assez inquiétante pour ces raisons avec deux problématiques majeures selon moi. Tout d’abord l’effet addictif que l’on observe déjà sur les RS classiques. Ensuite se pose la question de la manipulation de nos esprits, quel sera l’impact du virtuel immersif sur les individus coupés du réel et de leur environnement, avec la question plus générale, quels impacts sur notre société humaine telle que nous, la connaissons. L’homme est-il fait pour être complètement coupé de son environnement naturel et que deviendra-t-il, un rouage de plus dans le système technicien ? Mais n’est-ce pas déjà le chemin que nous prenons de façon inconsciente ?

 

Quelles perspectives ?

Je suis plutôt un partisan du progrès scientifique et technologique et des avancées réelles que cela nous procure. Cependant pouvons-nous nous dispenser de la réflexion sur les impacts que ces évolutions ont, non seulement sur nous, mais aussi sur notre environnement sociétal et naturel ? Quand je vois que le monde politique joue le camp du « progrès » qui serait celui de la raison contre toute autre forme de vision, oui je suis inquiet et je ne peux que me demander si Jacques Ellul n’a pas raison, le système technicien est devenu autonome et s’auto-accroit ne laissant pour seule liberté à l’homme que le choix de la place qu’il a la capacité de tenir dans ce nouveau monde modelé par la technique. Est-ce le monde dans lequel nous souhaitons vivre et léguer à nos enfants ? Existe-t-il d’autres alternatives ? Pour le moment, le numérique semble bien être l’accélérateur incontrôlé (?) de la croissance du système technicien. Afin de ne pas tomber dans une alternative obscurantiste où tout progrès serait proscrit, et où la seule option resterait le déclinisme et la certitude que l’homme est le poison de notre environnement, quel chemin choisir ?

 

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