Dans un article précédent, j’ai écrit un appel à ce que la souveraineté numérique soit au centre de la discussion des présidentielles. Pour être entendu cet appel doit se replacer d’un contexte plus large de reconquête de notre souveraineté industrielle notamment.
Cette reconquête de notre souveraineté est-elle possible ? Et quels signaux sont envoyés par nos élites dirigeantes et notamment politiques ?
Souveraineté industrielle, enjeux et constats ?
La prise de conscience de la nécessité d’un retour vers plus de souveraineté dans notre politique industrielle, s’est longtemps heurtée à l’hégémonie totale de la pensée néolibérale et de libre-échange économique.
On peut fixer le renouveau du libre-échange à la fin de la seconde guerre mondiale, avec pour principe de non-discrimination appliqué au commerce de biens et de services (Wiki). Cette théorie économique est portée par des économistes comme Paul Krugman ou encore Milton Friedman. Si la théorie veut que dans un cadre « parfait » où le libre-échange est la règle, l’ensemble des pays profite de l’enrichissement produit la réalité des résultats observés est toute autre. Tout pays, ou culture a ses propres aspirations et modes d’organisation, règles sociales qui impactent nécessairement l’issue de cette libéralisation, non seulement sur l’économie, mais sur les structures sociales des différents acteurs.
Des filières entières ont été délocalisées à l’autre bout du monde pour se rapprocher des lieux de productions à bas coût et/ou des producteurs de matières premières. Tout cela était rendu possible par des méthodes de gestion des approvisionnements toujours plus performantes et des transports de plus en plus optimisés.
Les limites de cette démarche, étaient perçues, mais pas toujours suffisamment intellectualisées, et comme souvent en période économique « normale », les inconvénients réels ou supposés de cette approche, n’étaient pas ou assez peu perceptibles.
La crise pandémique a balayé toutes les certitudes des tenants de la mondialisation heureuse… L’occident, s’est aperçu, qu’il avait laissé des pans entiers de son industrie être délocalisés à l’autre bout du monde, en Chine ou en Asie… La conséquence a été immédiate, une crise provoquant des perturbations dans la chaine de production et de la logistique d’acheminement des biens. En la quasi-absence de stocks des pénuries et ruptures de stocks se sont rapidement manifestées…
Ces effets étant visibles et immédiats, il n’était plus possible d’expliquer ces dysfonctionnements autrement que par l’absence d’un tissu industriel local. Cependant le mal est plus profond, et les résultats sont les suivants :
- Augmentation de la pauvreté et du chômage dans les pays qui délocalisent massivement leurs industries, entrainant des coûts de plus en plus insupportables pour la collectivité.
- Problèmes budgétaires insolubles, le chômage de masse accepté de fait, empêche d’investir dans l’éducation et la recherche qui sont les clés de la croissance de demain
- Perte de compétences, par la dégradation du niveau scolaire, mais aussi parce les usines n’étant plus en France les compétences requises sont acquises par les populations des pays où a été délocalisée la production
- Perte des capacités d’innovation, l’innovation est consanguine à l’industrie, elle ne vient pas seulement d’une tête pensante « bien-faite » …
- Impacts écologiques inacceptables compte tenu de la situation actuelle (émission de carbone et polluants, pesticides, etc…)
- Dépendance totale à des pays tiers pour des approvisionnements stratégiques
Le constat peut paraître sévère, cependant une grande partie de la population le ressent au plus profond d’elle-même.
Mais alors quels sont les enjeux ? Quel est l’objectif de la souveraineté industrielle, et je dirais même de la souveraineté dans son sens le plus large ?
Le premier enjeu, à mes yeux est de définir un plan à 15 ans de réindustrialisation et de renforcement des industries de la France. Pour cela, il nous faut d’abord définir quels sont les secteurs clés et les prioriser (Agroalimentaire, Défense, Numérique, Santé, etc.)
Le second enjeu, c’est définir la stratégie géopolitique et donc la position et le pouvoir que l’on souhaite donner à la France dans les 20 prochaines années. En effet sans une définition claire et précise de nos axes stratégiques, comment s’assurer que les accords de coopérations et commerciaux soient alignés ? A titre d’exemple, je suis opposé aux accords de coopération militaire avec l’Allemagne. Nous n’avons ni les mêmes intérêts industriels (LaTribune), ni les mêmes intérêts commerciaux, et encore moins les mêmes intérêts géostratégiques (Marianne, LesObservateurs.ch)… Le Bundestag Allemand n’aura aucun scrupule à interdire des exportations de matériel militaire par exemple, ou à les autoriser en fonction de ses intérêts géopolitiques (ex : livraison de ses sous-marins à la Turquie, avec laquelle nous sommes en conflit larvé, ou encore réduction des exportations par l’Allemagne alors que cela impacte les groupes industriels français, lorsqu’il y a des composants allemands – Challenges)
Le troisième enjeu est l’éducation. En effet, on ne peut envisager une industrie forte, notamment dans le domaine du numérique, si on laisse le niveau en mathématiques et en sciences s’effondrer. Les industries de demain seront basées sur la connaissance.
Le quatrième enjeu est la transformation écologique, et dans ce domaine, la réindustrialisation de la France est un des leviers, en effet le raccourcissement des chaines d’approvisionnement, aura un impact positif sur les émissions de carbone. Mais ce n’est pas le seul intérêt de la prise en compte de l’écologie dans la réindustrialisation de notre pays. Je pense en effet, qu’il ne faut plus penser secteur par secteur, mais comment implanter des écosystèmes où chaque industrie se nourrit de l’autre, les déchets de l’une servant de matière première à l’autre. Il nous faut réfléchir en dehors de la boite « Think out of the box » comme disent les anglo-saxons. Penser à de petits complexes multi-activités, s’appuyer sur les nouvelles technologies, comme l’Intelligence Artificielle, les nanotechnologies, ou encore l’impression 3D. Il s’agit de pousser la logique de l’économie circulaire au maximum de ses capacités.
Le cinquième enjeu est de simplifier les normes, sans dégrader les protections essentielles. Être beaucoup plus pragmatique dans notre législation, et s’atteler à un vrai nettoyage en supprimant des textes antérieurs s’ils deviennent caducs…
Le sixième enjeu est un changement de paradigme économique, historiquement nous avons eu des phases d’économie de libre-échange (libérales), il s’agit d’un modèle particulièrement adapté à la domination culturelle anglo-saxonne (politique libre-échangiste de 1860-62 en Europe sous l’impulsion de l’Angleterre), mais nous avons aussi eu des périodes plus « protectionnistes », qui ont permis à l’industrie française et à son organisation culturelle de briller (retour du protectionnisme en France par la Loi Méline 1892 – Valeurs Le club)
Ce sont de mon point de vue les 6 plus gros enjeux auxquels il faut s’atteler afin de redevenir une puissance industrielle, économique et géopolitique qui compte. Pour cela il faudra bien entendu s’appuyer sur nos atouts, mais remettre en cause un certain nombre d’accords internationaux qui nous brideraient sinon dans l’atteinte de nos objectifs.
Quels signaux concrets envoyés par nos gouvernants ?
Je dois dire, que c’est une question à laquelle j’ai beaucoup de mal à apporter une réponse. En effet, si par moment on semble discerner une certaine prise de conscience, principalement en raison de la crise sanitaire, il reste difficile d’en mesurer l’ampleur. Comment séparer les effets d’annonces et la gesticulation politicienne de vraies mesures et d’une prise de conscience au long terme…
Lorsque l’on prend un certain nombre de mesures gouvernementales, comme la décision de réimplanter des productions de médicaments sur le territoire national et/ou européen, on peut se sentir optimiste…
Mais lorsqu’en parallèle on ne dénonce pas un nombre important d’accords commerciaux passés par l’Europe qui mettent ainsi nos producteurs (notamment dans l’agroalimentaire) en concurrence avec des pays qui ne respectent pas les mêmes normes environnementales, sanitaires et sociales, on peut en douter… Idem lorsque la France par des accords de coopérations de défense mal ficelés est prête à se laisser piller son savoir-faire industriel (ex SCAF : le futur remplaçant franco-allemand du Rafale et de l’EF-2000). De même, lorsque l’état est (ou était ?) prêt à laisser démanteler EDF pour détruire l’outil industriel nucléaire français, qui est un de nos rares avantages compétitifs avec l’Allemagne, on ne peut que s’inquiéter. Et je ne parle pas de la naïveté confondante ou de l’incompétence crasse sur les sujets de la souveraineté numérique dans les choix technologiques faits à différentes occasions (Health Data Hub, PGE de BPI, Cloud de confiance, Stratégie pour le numérique)
Il est donc difficile de comprendre s’il y a une vraie prise de conscience et si nous avançons dans la bonne direction, d’où la nécessité, malgré tous les sujets brûlants qui seront au menu de l’élection présidentielle, de nous mobiliser pour que le sujet de notre souveraineté industrielle, économique et numérique soit abordé et mis en avant. Il est important que tout le monde puisse en comprendre les enjeux et bâtir une proposition dont les candidats pourraient se saisir.
Quels points clés pour la présidentielle 2022 ?
Si vous avez suivi mon raisonnement, vous pouvez normalement d’ores et déjà en déduire quelques lignes directrices assez évidentes. Je vais essayer, ici de me limiter à 5/6 points majeurs pour amorcer la réflexion.
Le prérequis, avant même d’entamer la moindre action est se de poser la question sur notre volonté de changer notre approche économique, notamment par rapport au libre-échange. Souhaitons-nous, remettre cette doxa en cause complètement, le réguler ou ne rien changer ? Évidemment la dernière proposition sur le sujet rend caduque toute tentative de vouloir reconquérir une quelconque souveraineté.
La première étape est alors de construire la vision de la France dans les 50 prochaines années en termes économiques, industriels, culturels et géopolitiques.
La deuxième étape consiste à partir de cette vision pour définir les secteurs stratégiques dont la maitrise est essentielle et de bâtir une stratégie de reconquête de ces secteurs. Le réalisme est de mise. Tout ne peut pas être prioritaire. Il faut donc faire une analyse SWOT (Forces Faiblesses Opportunités Menaces, en français), avec la nécessité de nous appuyer sur nos points forts et de minimiser les impacts induits par nos faiblesses.
Comme points forts nous avons l’industrie de la défense (Nexter, Dassault aviation, Naval group), nous avons le nucléaire qu’il faut reconsolider (nous avons trop longtemps cessé d’investir), l’agroalimentaire (même si dans ce secteur notre leadership est contesté), l’industrie du luxe. Il nous reste des secteurs d’excellence où nous avons hélas laissé partir nos fleurons avec une majorité de capitaux étrangers (allemands) comme l’aéronautique (Airbus) ou le spatial avec Ariane espace… Sur ce dernier élément on est effaré d’apprendre la trahison du gouvernement français qui acte le déménagement de la fabrication du moteur Vinci d’ariane96 de Vernon (Eure) sur le site en Allemagne, prix de cette trahison 140 millions d’euro de rallonge budgétaire (FranceBleu).
Il nous faut retrouver d’anciens domaines d’excellence comme l’industrie des tissus, où ne reste plus que les filières d’exception du tissu technique. Ou encore l’industrie pharmaceutique où il y a encore 10-15 ans nous étions numéro 1 en Europe.
La troisième étape est une transformation profonde de notre système éducatif, pour remettre l’excellence au cœur du système. Il faut aligner cette transformation avec les objectifs de la première étape, afin de pouvoir fournir les forces vives nécessaires à la nation pour atteindre ces objectifs ambitieux. Il faut cependant corriger les défauts du système passé, qui méprisait les « non-intellectuels », nous avons besoin de profils divers avec des compétences complémentaires qui permettront d’exceller dans l’économie de demain. Nous aurons besoins de profils d’ingénieurs dans les domaines prioritaires évoqués, mais aussi d’excellents techniciens et ouvriers spécialisés. Il faut redonner à l’ensemble des acteurs de l’économie française la fierté de leur métier, faire disparaitre ce mépris pour les métiers manuels et les revaloriser au même titre que les métiers faisant appel à la seule intelligence abstraite.
La quatrième étape, doit-elle aussi être menée au début du mandat, il s’agit de la renégociation globale d’un certain nombre d’accords commerciaux et de traités internationaux. Il s’agira d’une étape essentielle, avec probablement un référendum afin de ne pas se trouver entravé par des législations supranationales, surtout si l’on souhaite se protéger avec l’instauration de certaines barrières douanières.
La cinquième étape, qui n’est pas la dernière, loin de là, mais qui sera celle par laquelle je conclurais cette partie, c’est de mettre en place les outils budgétaires (flécher au moins 50% des budgets d’équipement des administrations vers des équipementiers français, où quand ils n’existent pas, européens) et de fiscalité (taxes écologiques par exemple, ou TVA sociale), afin de favoriser une fabrication locale avec les bonnes normes sociales et environnementales.
Conclusions
Comme vous le voyez, la tâche est d’ampleur, elle peut démarrer sur le prochain mandat, mais il sera nécessaire de maintenir l’effort sur la durée. Ceci ne peut se faire et s’envisager, que si les options sont discutées posément, en essayant de présenter les avantages et inconvénients de chacun des choix possibles. Il est important, que ces choix soient portés par une forte majorité de nos concitoyens et de la classe politique, car c’est un engagement sur une vision à un demi-siècle ! Si nous souhaitons réussir et en récolter quelques fruits, mais surtout donner un avenir à nos enfants, nous n’aurons pas le choix. Bien entendu, le succès ne pourra se faire que sur la maitrise et souveraineté des deux secteurs industriels et technologiques clés que sont le numérique et l’écologie (notamment sur les usages de l’énergie, décarbonée…) Il est donc crucial pour nous d’arriver à faire émerger des champions de taille internationale mais entourés par un écosystème riche et solide. Ce qui ne peut se produire qu’avec une politique des pouvoirs publics ambitieuse, mais aussi par la prise de conscience des acteurs économiques français de leurs responsabilités, notamment les groupes du cac40.
J’espère que ces quelques idées que je vous propose rencontreront une adhésion qui servira de point de départ à une discussion constructive et à des propositions concrètes !