Depuis quelques temps, de nombreuses personnalités et acteurs du numérique font savoir qu’ils seraient en faveur d’un grand ministère du numérique (La Tribune – 5 mai 2022). Pour quelles raisons, voit-on le monde du numérique se mobiliser et tenter de faire entendre sa voix ? Voici, quelques pistes que je veux partager avec vous.
Le numérique pièce centrale de nos sociétés
Il suffit de prendre un peu de hauteur, pour constater les changements drastiques de nos modes de vie grâce, ou à cause du numérique. Si nous regardons les bouleversements observés depuis une vingtaine d’année, on peut considérer qu’il s’agit d’une véritable révolution qui touche l’ensemble de notre vie, pas un compartiment y échappe.
Notre vie professionnelle, qui a été tout d’abord bouleversée par l’arrivée du courriel (je sais cela fait plus de 20 ans…) qui a remplacé rapidement les mémos internes, puis les courriers externes. Le fameux pack-office de Microsoft qui avec Powerpoint a révolutionné la façon de présenter les informations en réunion (adieu le transparent…). Puis est arrivée la dématérialisation de nombreux documents liés à l’activité de l’entreprise, accompagnée par la généralisation des vidéoconférences et ensuite l’arrivée du travail collaboratif via des plateformes adaptées. L’ensemble de ces changements a été au final, rapide, et même s’ils se sont concentrés initialement dans les grands groupes, ils diffusent dorénavant rapidement dans les structures et organisations de taille plus modeste, et la pandémie ayant donné un coup d’accélérateur phénoménal à ce processus.
Dans notre vie administrative le même phénomène s’est produit, même si la révolution a démarré avec un petit retard. L’un des premières administrations à avoir effectué sa mue numérique, a été l’administration fiscale. On peut dire que c’est l’administration qui a réussi pleinement cette transformation, il reste peu de personnes à regretter les déclarations papier et l’impossibilité de communiquer facilement avec nos fonctionnaires des impôts. Cette numérisation s’est bien entendu étendue à nombre de structures et d’administrations, facilitant la plupart du temps les relations entre administrés et l’administration (demande d’extrait de naissance, d’extrait de casier judiciaire, etc…) L’un des autres domaines où l’on a pu voir les choses changer énormément a été celui de la santé, avec la dématérialisation des résultats de nombres d’examens (radiologie, analyses biologiques par exemple…)
Le dernier secteur dans lequel le numérique a bouleversé nos vies a été notre vie privée. Cela s’est produit tout d’abord avec la démocratisation du courriel et de l’internet, qui a changé radicalement notre rapport au monde et l’accès à l’information. La miniaturisation et la puissance de calcul de nos ordinateurs et surtout l’arrivée de la téléphonie mobile avec les smartphones ont bouleversé notre relation au monde. L’avènement des Réseaux Sociaux et notre rapport à l’information, mais aussi à l’addiction voulue à ces derniers avec les j’aime / j’aime pas et les émoticones avec une instantanéité des réponses, une satisfaction pavlovienne (Psychologies – Sept. 2020). Il y a bien entendu la multiplication des supports de diffusions cinématographiques grâce aux plateformes numériques du streaming, usages bouleversés de la musique et de la vidéo… Et je ne fais qu’effleurer la thématique des plateformes avec l’arrivée des Air B&B, Uber et autres plateformes d’intermédiation…
Quelques conséquences
Il serait difficile de faire la liste exhaustive des impacts du numérique, mais les points évoqués plus hauts permettent d’en dessiner quelques traits saillants.
Il y a des questions sur la transformation brutale de certains secteurs comme la musique et la vidéo, et si la disparition de certaines activités comme les magasins de location de film vidéo vous semble anecdotique, mettez-vous à la place de ces indépendants qui ont investis dans ce secteur (Libération – Juin 2018) … Il y a aussi la rémunération des artistes, c’est un bouleversement majeur de façon générale. Le numérique bouleverse tous les pans de l’économie et tous les métiers.
On peut se poser aussi la question de l’accès aux services publics, compte tenu de la dématérialisation de nos démarches administratives. Si globalement, cette dernière transformation a plutôt bénéficié au plus grand nombre, il reste néanmoins que pour les personnes démunies face à l’utilisation du numérique où localisées dans des zones blanches, le sujet est tout autre… La question se pose peut-on encore vivre normalement si on est réfractaire au numérique ? (C’est une question qui est en fait plus large que le seul accès aux services publics…)
On peut revenir sur les polémiques liées aux réseaux sociaux. Nous y voyons des avantages, notamment la possibilité d’accéder à des informations issues de l’ensemble du globe, mais se pose aussi la question de la modération des contenus et du harcèlement… Il y a la question de la vision qui autorise ou non la diffusion de telle ou telle information, la promotion ou la censure de telle ou telle différence culturelle. Au final se produit un phénomène d’homogénéisation culturelle hégémonique, qui pose question. (Le jeu des algorithmes appauvrit aussi le débat et cantonne les utilisateurs à des groupes homogènes).
Mais il y a bien d’autres sujets d’inquiétudes ou tout du moins de questionnements. Cette numérisation de pans entiers de notre vie personnelle, sociale, professionnelle et médicale interroge, car il entraine la génération d’un volume important de données, dont des données personnelles et l’accroissement des capacités matérielles fait que l’on ne se pose plus la question de la pertinence des données conservées. De cette pratique découlent deux questions : quel impact environnemental de cette infobésité ? Et où sont stockées vos données personnelles, et qui a accès ?
Sur ces questions basiques se greffent des questions de technologie, qui maîtrise la technologie et quels risques associés (économiques, géopolitiques), mais ce qui maîtrise la technologie, il y a une autre question moins anodine (ta phrase est bancale)… En effet devant la complexification de l’environnement numérique, le manque de ressources humaines, est-on sûr que l’ensemble des briques (quelles briques ?) soient bien maîtrisées, quels risques cybers associés ?
Pourquoi donc un grand ministère ?
Pour toutes les raisons que nous avons vues plus haut, cette transformation numérique a touché l’ensemble des dimensions de notre société. Le numérique ne peut plus être traité comme un secrétariat d’État dépendant d’un autre ministère. La plupart des grandes nations qui se tournent vers l’avenir ont fait ce choix (comme au Luxembourg où à la tête du ministère on retrouve le premier ministre, ne parlons pas de l’Estonie pays précurseur dans la numérisation de ses services publics…)! Il n’est que temps pour la France de s’emparer de ce sujet pour plusieurs raisons, on ne peut laisser à l’Europe seule de décider pour nous, même s’il faut le reconnaitre l’arrivée du Digital Services Act (DSA) et du Digital Markets Act (DMA) après le RGPD sont des mouvements dans la bonne direction de nos intérêts.
Il nous faut un grand ministère pour s’assurer de la cohérence sur les actions de transformation numériques de l’ensemble des ministères, cette action doit absolument être coordonnée afin qu’il y ait une cohérence et que l’on aille vers une réelle simplification de nos procédures administratives.
Il faut qu’il y ait un grand ministère afin d’avoir les moyens adéquats pour assurer cette transition, mais aussi pour qu’il y ait les moyens précis pour éviter l’entrisme des solutions étrangères et particulièrement des gafam !
Il faut un grand ministère afin d’être le garant de notre souveraineté dans ce domaine aussi, n’oublions pas que le numérique est aussi stratégique en termes de Défense Nationale. Il faut donc flécher les investissements publics vers des entreprises du numériques françaises solides ou prometteuses qui sont elles-mêmes souveraines.
Il nous faut un grand ministère, parce qu’il est nécessaire de protéger nos différences et spécificités culturelles, et que l’on ne peut pas laisser l’hégémonie aux plateformes étrangères. Il ne s’agit pas de les exclure, mais de remettre de la diversité là où elle manque le plus.
Il nous faut un grand ministère, car seul un ministre d’état peut avoir le poids nécessaire pour se faire entendre sérieusement auprès des instances européennes et lors des négociations internationales…
En conclusion
Comme vous l’avez compris il nous faut un grand ministère du numérique, mais cela n’est pas suffisant. Il nous faut un grand ministre du numérique. Un ministre qui connaisse le sujet et qui ait à cœur de défendre les intérêts de l’écosystème du numérique français, tout comme le ministre de l’Agriculture a à cœur (normalement) de défendre les intérêts de ses agriculteurs ! Et il nous faudra aussi une administration et des cabinets irréprochables, que l’on ne peut soupçonner d’avoir émargé chez les géants du numérique étranger et qui signeront une clause leur interdisant formellement de rejoindre un grand groupe étranger dans les 10 ans qui suivent leur fin de mission.
C’est pour cette raison, que je ne suis convaincu par aucun des candidats pressentis présentés par Les Echos, pour remplacer Cédric O.
Espérons que la « prise de conscience » des enjeux de souveraineté soit une réalité et non pas seulement un affichage de façade, il en va de l’avenir de notre pays !